• Un processus de création in-situ / Danser brut
Chaque création est située. Elle nait de la rencontre avec un lieu et ses habitants-usagers, un milieu, un contexte, une situation.
Habiter en danseur — Chorégraphier
Avant la danse, c’est son espace qui se conçoit et se construit.
Son sol. Sol au sens littéral, avec une attention portée aux qualités des matériaux qui le constituent avec la conscience des strates de son sous-sol. L’espace de la danse se révèle progressivement dans les temps de repérage et de résidence. Catherine Contour arpente les lieux. Seule tout d’abord. Aux différentes heures du jour et de la nuit, à différentes saisons parfois. Ainsi immergée, elle observe, rencontre, converse, note, filme, enregistre. Elle « habite les lieux en danseuse »*, y déploie des pratiques (écoutes, collectes, glanages, siestes, pratiques énergétiques…), mange, dort, accueille aussi élans et gestes. Peu à peu, se crée une cartographie de ses trajectoires, d’actions localisées, d’emplacements spécifiques. Une cartographie qui comporte des indications sur les ambiances selon les moments de la journée, les lumières, les activités, les présences, les rythmes de la vie du lieu, en étroite relation avec les modifications induites par les variations météorologiques.
Ainsi se dessine une première partition : l’écriture d’un mode d’habitation et/ou d’un cheminement sous la forme d’un scenario.
Cheminements et mode d’habitation des sites, tout comme dans les jardins et les demeures. Certains de ces points de suspension deviennent les lieux de la danse. Le sol en est préparé avec soin, l’espace doucement transformé pour accueillir des baigneurs en petit nombre et dans un rapport de proximité.
Dans un second temps, ce sont des appuis à l’émergence de la danse qui s’inscrivent dans les corps en résonance subtile avec le(s) lieu(x).
Lors des résidences avec les artistes associés à la création, Catherine Contour compose des accompagnements avec l’outil hypnotique. Ces accompagnements puisent dans les impressions collectées de façon consciente et non-consciente. Ensemble, ils pratiquent les espaces préparés, les font évoluer en y déployant les gestes qui constituent les strates du processus chorégraphique Danser brut. Dans ces temps de pratique s’engramment des appuis à la fois communs et singuliers. Un palimpseste à partir duquel s’écrit de nouveau, à chaque mise en jeu, une danse.
* Julie Perrin « Figures de l’attention - Cinq essais sur la spatialité en danse » (les presses du réel, 2012)
La question qui se pose désormais face à toute oeuvre chorégraphique dont on voudra interroger la spatialité mais aussi la puissance à déplacer les conventions et à produire des contre-emplacements concerne précisément l’habiter… Habiter, c’est construire un mode d’occuper le lieu et inventer une façon propre d’être à l’espace… L’habiter définit la manière dont les humains sont sur la Terre et ouvre une poétique du monde.
Danser Brut
Danser brut désigne les formes publiques des danses avec hypnose, une technique de danse et de composition basée sur l’utilisation de l’outil hypnotique élaboré par Catherine Contour depuis 2002 et avec un groupe de danseurs-chercheurs depuis 2016. Ce titre est emprunté à l’exposition organisée au Lam à Villeneuve d’Ascq à l’automne 2018 pour laquelle a été créé « Un bain au Lam – Danser brut ». Ce travail convoque un corps amplifié, archaïque et subtil et le déploiement de danses qu’on pourrait dire brutes. Danser brut invite, dans un espace préparé et habité par des danseurs et un ou plusieurs musicien, à prendre le temps de laisser s’amplifier le processus hypnotique et advenir les transformations subtiles des corps, des présences et du lieu. Un moment de partage plus proche du rituel laïc que du spectacle.
Dans cette technique, les notions d’écriture et de partition prennent des formes inédites. Ce qui s’inscrit - peut-être davantage que ce qui s’écrit - lors des immersions, c’est un palimpseste fait du tissage des mémoires. Une partition ouverte constituée d’un feuilletage d’expériences qui, tel un jeu de calques dont les superpositions diffèrent selon les interprètes, s’actualise à chaque mise en jeu. Une écriture intentionnellement non-volontaire, au présent et en présence, sur un sol commun préparé par de nombreuses strates de pratiques, comme dans la technique japonaise de la laque. Le travail ne consiste plus ici à répéter mais à pratiquer la mise en jeu : à la fois préparation aux situations de rencontre à venir et étape du processus d’écriture.
Une inscription dans le mouvement du vivant dans une qualité de disponibilité et d’attention aux flux qui portent et traversent les corps. Une technique de nage pour suivre et remonter les courants, suspendre, différer l’expression immédiate du geste, jouer avec les intensités et les devenirs multiples.
« Les danses avec hypnose de Catherine contour » - Propos recueillis par Julie Perrin dans « Une plongée avec Catherine Contour – Créer avec l’outil hypnotique » -(éditions Naïca, 2017)
Le travail avec les danseurs s’organise par strates, à l’image de la laque japonaise laissant petit à petit apparaître la couleur dans toutes ses vibrations. Il est constitué de couches successives d’hétéro-hypnoses (basée sur une approche énergétique de l’hypnose ericksonienne) qui vont constituer le socle d’une danse à venir.
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« Les tracés des danses avec l’outil hypnotique » - Entretiens avec Anne Boissière (catalogue de l’exposition « Danser brut » au LaM – Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut, 2019)
J’éprouve la nécessité de me défaire des effets et du « spectaculaire », de prendre de la distance avec la représentation ; c’est un choix. La transe est à la mode, mais la plupart du temps comme objet de représentation. De nombreux spectacles la mettent en scène. J’ai été proche du théâtre, de la scénographie. Mais aujourd’hui, mon travail m’a déplacée. J’ai besoin de sens, et ce sens passe par quelque chose qui est inscrit dans mon corps de façon extrêmement brute et archaïque, afin de résister un peu à ces normes assénées comme évidentes et nécessaires. Ne pourrions-nous, par des tracés erratiques, nous essayer à quelques gestes déplacés ?
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Préférer dériver
L’art de se laisser porter par les courants pour Danser brut ; la dérive comme manière d’arpenter les lieux, de cheminer au gré de rencontres parfois improbables en veillant à s’affranchir le plus possible de la « dictature du projet ».
Plutôt qu’un parcours linéaire fait d’un enchainement de pièces chorégraphiques (répétition/création/tournée) à un rythme régulier, Catherine Contour préfère le zigzag, la bifurcation, le hasard et une trajectoire buissonnière à des rythmes variés (de la longue maturation à l’instantanéité) où s’inventent formes et formats adaptés à une économie qui fluctue : pratique de l’improvisation.
Préférer dériver résonne avec Siao-Yao-Yeau de Tchouang-tseu traduit par Aller selon par Jean-François Billeter dans « Leçons sur Tchouang-tseu » (édition Allia, 2002).
« On le traduit généralement par « se promener », « se balader », « évoluer librement », mais il a aussi le sens de « nager », par quoi il faut entendre l’art de se laisser porter par les courants et les tourbillons de l’eau et d’être assez à l’aise dans cet élément pour percevoir en même temps tout ce qui s’y passe. ».
Je me suis souvenu tout à l’heure du jour où j’ai appris à monter à vélo… Je dirais que dans ces moments-là, la conscience, tout en étant informée de l’activité du corps, notamment par la cénesthésie et la kinesthésie, se tient à une certaine distance d’elle, dans une attitude de spectatrice ironique. Elle assiste à une activité qui se déroule sans elle, de façon nécessaire. Je pense que c’est le moment de l’expérience que Tchouang-tseu désigne par le verbe yeau, qui figure dans le titre du premier livre de son ouvrage (Siao-yao-yeau, que je traduis par « Aller selon ») et qui a dans toute l’œuvre une importance particulière. On le traduit généralement par « se promener », «se balader», «évoluer librement», mais il a aussi le sens de « nager », par quoi il faut entendre l’art de se laisser porter par les courants et les tourbillons de l’eau et d’être assez à l’aise dans cet élément pour percevoir en même temps tout ce qui s’y passe.
Préférer dériver résonne avec la « dérive » des Situationnistes ; des règles du jeu pour arpenter les villes. Contre la monotonie des rues géométriques, Guy Debord propose de créer des ambiances nouvelles à travers la construction de situations.
Préférer dériver résonne avec le « I would prefer not to », traduit par « je préfèrerais ne pas (le faire), que le personnage principal de la » nouvelle « Bartleby » d’Herman Melville répond invariablement à toute demande qui lui est adressée. Attitude qui conduit à la rupture avec la société traditionnelle antérieure. Dans cette forme de résistance, le corps s’arrête. Il suspend toute action et pèse. La prise de conscience du corps dans sa capacité à peser et la suspension de l’action deviennent des actes politiques.
« Danser sa vie avec l’outil hypnotique » - Introduction par Clémence Seurat (369 édition, 2019)
Catherine Contour est chorégraphe. Elle recourt depuis une quinzaine d’années à l’hypnose dans sa pratique artistique et tente, par ce biais inattendu mais soucieux de l’écologie du geste dans le rapport au monde et aux autres, de renouveler l’expérience de la danse. De manière poétique et pragmatique, elle déplace le travail chorégraphique vers de nouveaux enjeux, qui touchent aussi bien la posture du corps que le partage collectif de réalités sensibles.
L’interaction se trouve au cœur de sa démarche : elle y explore des formes et des principes relationnels, réciproques et non hiérarchisés, qui se situent entre la parole et le geste, entre la danse et la vie, entre l’imagination et le mouvement. Il ne s’agit pas ici de l’interactivité promise par le numérique et son environnement médiatique de plus en plus uniformisé, où l’humain est paradoxalement mis dans une position de passivité consistant à répondre (ou pas) à des stimuli.
Au contraire, ce qui est recherché est le subtil jeu d’influences et d’interférences qui se met en place entre les personnes, les choses et leurs milieux.
L’hypnose devient alors une forme active d’être au monde, un mode de présence ouvert à l’altérité, qui permet d’entrer en résonance et de nous accorder avec ce qui nous entoure. C’est aussi une manière de prêter attention à soi-même et aux autres. En somme, un mode alternatif de communication qui explore des registres de signes moins conventionnels et plus fragiles, qui mobilisent tous les sens pour scanner notre environnement et où les sensations sont autant des prises pour sentir que ce qui est senti. En cela, elle est un instrument d’émancipation qui met en mouvement et au travail, dont l’éloge du ralentissement et du temps présent offre une échappée aux frénésies contemporaines. Dans un monde en perpétuelle accélération, où les collectifs se morcellent et les individus sont submergés de sollicitations en tous genres, être attentif devient une forme de résistance. C’est une manière de développer une écologie de pratiques et de relations à rebours du capitalisme contemporain, qui se nourrit de biens immatériels et des attentions qu’ils capturent.
Catherine Contour propose d’habiter nos corps et nos vies, en faisant acte de présence, pour mieux se relier au monde et aux autres.